
Voici enfin les chroniques de la nouvelle vie de Thierry Tuborg à La Lisière du Sans-Souci, où il semblerait que son unique souci se résume à la présence incongrue de cinq poules mystérieuses. L’unique souci ? Peut-être pas… Dans le plus pur style Tuborg, on parcourt ici toute une palette de sentiments, naviguant au fil des pages de la tragédie à l’humour en passant par la colère, avec en toile de fond un hommage à peine voilé à Richard Brautigan.

Thierry Tuborg – A la Lisière du Sans-Souci
Les Editions Relatives – 2021 – ISBN : 978-2-9572024-1-6 160 pages – 18 € – Livraison gratuite PAYEZ AVEC PAYPAL CI-DESSOUS ou rendez-vous en page contact pour payer par chèque
18,00 €
EXTRAIT :
La toute première nuit que j’ai partagée avec Sylvie, l’année passée, dans son lit à la Lisière du Sans-Souci, avant même que nous vivions ensemble, s’était achevée sur une musique de fond de très haute qualité. C’était le début du printemps et différents oiseaux, toutes sortes de volatiles, gazouillaient déjà dans le jardin depuis le lever du soleil, à deux pas de la fenêtre de sa chambre.
J’étais réveillé depuis un petit moment mais elle dormait encore. J’écoutais les mésanges, les rouges-gorges, les merles, et les pigeons également. Les pigeons à un volume un poil plus haut que les autres, il faut bien l’admettre, avec leurs interminables litanies à base de « Hou-hou… Hou ».
Elle a un peu bougé sur ma droite, s’est étiré les jambes, a soupiré profondément, et je l’ai entendue marmotter depuis l’oreiller où la moitié de son joli petit visage s’enfonçait :
— Ta gueule, Maurice !
Subitement saisi de perplexitude, j’ai tourné les yeux vers elle et j’ai songé : « Putain mais qui c’est ce Maurice ? Et où se trouve-t-il donc ? » Je me suis aussi demandé si tout bonnement elle rêvait, encore endormie. Non, j’en ai eu la certitude lorsqu’elle s’est redressée, les yeux mi-clos, et a réitéré sa menace :
— Ta gueule, Mauriiice !
— Bon sang mais qui c’est ce Maurice ?
— C’est ce pigeon là-haut sur le toit, pile au-dessus du lit. Tu ne l’entends pas ? Chaque matin ce crétin de pigeon vient me taper sur les nerfs dès le réveil avec ses « Hou-hou… Hou ».
— Et tu l’as baptisé Maurice.
— C’est ça. Maurice. Ta gueule, Maurice ! a-t-elle répété encore plus fort.
— Mais tu es consciente qu’il ne s’agit pas du même pigeon qui se pointe tous les matins. Hein ?
— J’en ai rien à cirer. Tous les pigeons s’appellent Maurice de toute façon.
Et je crois bien que c’est à ce moment-là qu’elle a replongé dans le sommeil pour un petit quart d’heure supplémentaire.
Alors j’ai commencé à écouter Maurice un peu plus attentivement. Je me suis mis à comptabiliser le nombre de « Hou-hou… Hou » qu’il parvenait à enquiller sans s’arrêter. Il y a eu une série de huit « Hou-hou… Hou » d’affilée, puis il est passé à une série de neuf. Au bout d’un temps il a semblé se casser la voix et il a merdouillé sur son neuvième « Hou-hou… Hou ». Il s’est interrompu un petit instant, avant de reprendre, avec prudence : une série de seulement cinq « Hou-hou… Hou ».
Je devais reconnaître que le chant des merles avait davantage de classe.
— Ta gueule, Maurice !
Aujourd’hui — plus précisément ce matin de très bonne heure —, près d’un an après cette singulière séquence, fidèle à l’habitude que j’ai fini par prendre au fil du temps depuis que nous partageons notre vie, je quitte la chambre, la laisse dormir et m’en vais presser nos agrumes avant qu’elle ne soit tout à fait éveillée, silencieux et discret tel un chat.
Oui. Lors des premiers jours de notre véritable vie de couple, j’avais noté que Sylvie débutait chacune de ses journées par le pressage de son orange et de son citron à l’aide d’un presse-agrumes électrique. Un ustensile à mon opinion par trop bruyant et tellement fastidieux à nettoyer que j’avais moi-même adopté à Montpellier il y avait de cela plusieurs années, avant de très vite le remiser dans un placard pour le remplacer par un petit machin en plastique d’une valeur de deux euros, un appareil manuel tout simple, très pratique, tout à fait silencieux et lavable en deux secondes sous le robinet.
J’avais tenté de la convaincre d’adopter mon petit presse-agrumes mécanique et je n’étais parvenu qu’à m’entendre dire : « Si tu tiens tant à ce que nos oranges soient pressées avec autre chose que mon fantastique ustensile électrique, eh bien tu devras toi-même t’en charger tous les matins car il est hors de question que j’utilise ce petit machin ridicule. »
C’est pourquoi depuis, dès potron-minet, avant qu’elle ne soit levée, chaque jour, y compris les matins où le réveil sonne à six heures — C’est chaud, six heures, pour un écrivain — afin qu’elle se prépare pour rejoindre sa médiathèque à l’autre bout de la métropole, c’est moi, moi et personne d’autre qui me charge des jus d’orange, ainsi que de tout le petit déjeuner.
C’est mignon. Pas vrai ?
Adoncques ce matin, première des choses, je lève les rideaux de la cuisine et inspecte le jardin, les plantes, les fleurs, l’arbre, perdu dans mes pensées. Et tout à coup je crois rêver encore : ce que je distingue, pile face à la fenêtre en train de crapahuter sur l’herbe, défie toute raison. Une poule danse la saint-guy en dodelinant du cou au rythme de sa déambulation. Et puis mon regard s’oriente sur la gauche pour tomber sur une autre poule tout aussi agitée. Puis une troisième.
« Bon sang mais c’est quoi ce bazar ? »
Oubliant pour le coup que Sylvie n’a pas encore ouvert un seul de ses jolis petits yeux bleus, je me précipite dans la chambre plongée dans l’obscurité et donne de la voix en annonçant l’incroyable nouvelle.
— Tu ne devineras jamais ce qui se trouve dans le jardin ! DES POULES ! Il y a trois poules qui picorent dans l’herbe !
— Hmmm ?
Je présume qu’elle va mettre un temps infini avant, d’une part, de sortir tout à fait de son sommeil, et d’autre part, de donner le moindre crédit à ce que je viens d’affir-mer. C’est pourquoi, au paroxysme de l’excitation, je prends sur moi d’écarter les volets tandis qu’elle me maudit depuis le fond de la couette.
— Tu m’entends ? Des poules dans le jardin !
— Hmmm… Tu n’as… Tu n’es pas bien réveillé mon cœur d’amour. Ce ne sont guère que ces pigeons débiles.
Inutile de nier que ma culture urbaine, consciencieusement entretenue au fil d’une existence entière à vivre jusqu’à l’année dernière en ville, voire en hypercentre comme l’on dit de nos jours, surpasse de loin le peu de ruralité qui résiderait en moi, toutefois je sais encore distinguer une poule d’un pigeon.
— Je t’assure ! Putain elles sont cinq à présent. Lève-toi donc et viens constater par toi-même, pitite je-sais-tout.
Une fois devant la vitre elle doit bien en convenir, cinq mystérieuses poules ont colonisé notre territoire. C’est de l’hostilité qui tout de suite domine de la part de ma chérie, alors que j’envisage déjà un petit élevage et la collecte d’œufs frais chaque matin.
— Il est hors de question de garder ces stupides volailles dans le jardin, encore moins de les nourrir. C’est tout à fait EXCLU. Elles ne vont faire que tout souiller, crotter partout, bousiller mes camélias et mon magnifique bougainvillier, sans parler du potager. Dis, tu as songé au potager ? De toute façon j’ai autant les poules en horreur que les pigeons.
J’insiste. Les poules, ça se nourrit de que dalle, il me semble. J’ai pas raison ? Des épluchures et quelques graines. Je mets aussi en avant la perspective de bonnes grosses cuisses de poule rôties, voire de poule au pot, lorsque ces cinq spécimens ne donneraient plus d’œufs. Peine perdue.
— Et puis les petits poussins c’est mignon, et ça devient du poulet, non ?
— Pour qu’un œuf devienne du poulet, il faudrait peut-être la présence d’un coq, tu ne crois pas ?
— Ah ouais c’est pas faux.
— Et dis-moi, est-ce que tu vois un coq, quelque part dans le jardin, toi ?
Sylvie s’interroge.
— Je voudrais bien qu’on m’explique comment elles sont parvenues jusque sur notre pelouse.
— Ce doit être à cause du confinement. Dès que le gouvernement a annoncé que nous ne devrons plus bouger de chez nous pour une durée que nul ne connaît, des voisins auront dû prendre la décision de rejoindre de la famille je ne sais où et ils auront abandonné leurs poules là, ils les auraient balancées par-dessus le petit muret avec l’espoir que nous nous en occupions à leur place.
Elle fronce les sourcils.
— Des voisins ? Ceux du lotissement à côté ? De toute façon c’est interdit l’élevage de poules à la Lisière du Sans-Souci.
— De quoi ? Interdit ? Qu’est-ce que c’est encore que cette embrouille ?
— Par arrêté municipal qui date de bien avant mon installation ici. Les poules n’ont pas droit de cité dans ce secteur résidentiel.
— Je pige pas. Un tigre ou un alligator à la rigueur, mais, mais des poules ?!!!
— « Nuisances olfactives et sonores. » Ce qui met un terme à cette discussion surréaliste, Thierry. Nous n’entretiendrons pas ces poules car nous n’en avons tout bonnement pas le droit.