
Dans Les Fantômes du paradis, Thierry Tuborg poursuit son introspection autobiographique entamée avec Premières Gymnopédies, les années Stalag, ouvrage publié en 2007. Le présent récit couvre la période allant de ses dix ans à ses quinze ans, période qui précède les premières lignes des Gymnopédies, jusqu’à ce fameux soir du milieu des années soixante-dix où il découvre au cinéma le film Phantom of the Paradise de Brian De Palma.

Thierry Tuborg – Les Fantômes du paradis
Les Editions Relatives – 2017 – ISBN : 978-2-9521790-7-2 213 pages – 16 € – Livraison gratuite PAYEZ AVEC PAYPAL CI-DESSOUS ou rendez-vous en page contact pour payer par chèque
16,00 €
EXTRAIT
Nansouty. C’est le nom du quartier bordelais au cœur duquel nous déménageons en ce printemps 1974. Contrairement à La Forêt où tout se trouvait à des années-lumière de chez nous, place Nansouty, il y a tout ce qu’il faut : la supérette, la boulangerie, le bar-tabac, le marchand de journaux, la boutique d’électroménager, la pharmacie, le docteur, la quincaillerie, où une paire d’années plus tard, alors lycéen, juste avant ma fugue et mon émancipation, j’irai chercher le mercredi après-midi mes flacons d’Eau Écarlate, un petit flacon si je suis seul, un grand si je suis accompagné d’un camarade du lycée, pour nous défoncer en sniffant le produit dans ma chambre.
Dans ce pavillon situé au bout de la rue Elvina Sivan, à une cinquantaine de mètres de l’église Sainte-Geneviève, je partage une chambre avec Patrick. Plus question de tenter de trouver le sommeil en me balançant dans mon lit, comme je l’ai toujours fait, depuis peut-être même ma naissance et jusqu’à présent. Patrick ne supporte pas ça et m’enjoint de m’arrêter dès qu’il entend le moindre bruit de ressorts émanant de mon lit.
« Arrête ! »
Et je m’arrête.
J’attends qu’il soit lui-même endormi pour reprendre mes balancements et atteindre le sommeil à mon tour.
Il y a des discussions avec mes parents. Maman se demande si l’on ne devrait pas me faire soigner pour mon trouble du sommeil, pour la première fois révélé récemment par Patrick après quelques semaines de cohabitation. Papa affirme quant à lui que ça me passera à l’armée, or je trouverai moyen de me faire exempter et n’accomplirai pas mon service militaire. Je me traînerai cette calamité toute ma vie, y compris lorsqu’un généraliste me prescrira enfin, vers mes quarante ans, des aides à l’endormissement, à prendre jusqu’à la fin de mes jours.
Patrick est alors au lycée technique, apprenti mécanicien, en alternance dans un garage. Il a un pied dans la vie active et je profite de sa chaîne hifi toute neuve ainsi que des albums qu’il se procure avec son pécule, ou qu’il « braque », comme il dit, chez le fameux disquaire bordelais Guy Arias, rue Porte-Dijeaux, avec ses nouveaux copains les manganes qui crachent par terre et qui ont des Mobylettes.
L’un d’entre eux lui a prêté une guitare folk. Il a bien essayé d’en jouer deux ou trois fois, mais s’est très vite découragé. Il était tellement comique quand il tentait de reproduire le riff de « Smoke On The Water » sur une corde, ou encore « Jeux Interdits ». Sur une corde aussi. Il a vite lâché l’affaire, a coincé le médiator multicolore Ernie Ball medium entre trois cordes et basta, il n’y a plus touché. Moi, je commence timidement à m’y essayer dans mon coin.
Dans l’embryon de discothèque qui traîne sur la table de mon frangin, j’aime bien « Can The Can » de Suzi Quatro, « This Town Ain’t Big Enough for Both of Us » de Sparks, les 45-tours de Slade et de Sweet, et particulièrement le nouveau Sweet : « Teenage Rampage », sorti au début de l’année, et que Patrick a dernièrement rapporté de sa razzia du samedi. Ce « Teenage Rampage », qui est un faux live, et qui débute par une foule de minettes en train de brailler : « We want Sweet! We want Sweet! We want Sweet! », demeurera bien ancré dans ma mémoire au moins jusque vers mes cinquante ans, âge auquel sera publié mon roman Rock’n’roll Psychose dans lequel ce titre de Sweet jouera un rôle prépondérant.
All over the land
The kids are finally startin’ to get the upper hand
They’re out in the streets, they turn on the heat
And soon they could be completely in command
Imagine the sensation of teenage occupation
At thirteen they’ll be learning
At fourteen they’ll be burnin’…
But there’s something in the air
Of which we all will be aware
But they don’t care, no, no, no… so
Come join the revolution, get yourself a constitution
Join the revolution now
And recognise your age it’s a teenage rampage
Turn another page on the teenage rampage now
Je repère aussi un 33-tours bien particulier, Pin Ups. Le type sur la pochette, un certain David Bowie, m’intrigue. Patrick ne le mets jamais, ce disque. Il passe plutôt ses Deep Purple et déclare que David Bowie, c’est une tapette. Moi j’aime beaucoup Pin Ups, que je me passe quasiment en boucle en son absence. J’ignore qu’il s’agit d’un album de reprises (c’est pourtant indiqué de la main de Bowie au dos de la pochette) et je trouve l’artiste anglais très inspiré. « Hooo, ho ho ho ho ho ho ho, here it comes, here comes the night »…
En dehors des cours, je fréquente une petite bande du collège qui me fait découvrir le groupe britannique Bad Company, dont le premier album vient de sortir, et surtout Status Quo. Nous sommes des inconditionnels de Status Quo.
Influencé par mon frangin, je prends la décision un mercredi d’aller « braquer » le dernier Rolling Stones, Goats Head Soup, au Mammouth de la route de Toulouse. Nous sommes à l’époque bénie des cassettes audio, bien plus faciles à escamoter que les 33-tours puisqu’elles tiennent dans une poche. Or ces petits futés des maisons de disques les équipent d’un long carton rigide et plastifié. Qu’à cela ne tienne, je m’empare du packaging de la cassette des Stones et le glisse sous mon pull, avant de choisir un petit sachet de Malabar (les verts, pas les roses) afin de passer aux caisses.
Je n’ai pas la moindre appréhension. Si Patrick parvient à voler d’encombrants 33-tours chez Arias, il n’y a aucune raison que je ne sois capable de piquer une petite cassette audio. Je paye mes chewing-gums, me dirige vers la sortie et tout à coup une main agrippe mon épaule derrière moi.
Ça va, j’ai compris. La chance du débutant, ce n’est pas pour cette fois. Le type me paraît âgé, plus âgé que mon père. La profession d’ « Agent de Sécurité Magasin Prévention Vol » n’a pas encore pris l’essor qu’on lui connaîtra bientôt, et pour le moment ce sont des retraités de la police ou de l’armée qui font le job pour tous ces hypermarchés qui poussent comme des champignons en périphérie des villes. Je lâche l’affaire tout de suite, retire la cassette des Stones de sous mon pull et la lui tends résigné.
Je dois le suivre. Il me tient pas la manche et me fait traverser une partie de l’établissement sous les regards réprobateurs des clients honnêtes. L’indignité nationale. Nous pénétrons dans le secteur administratif du Mammouth, il m’installe dans un petit bureau et prend place face à moi en examinant mon larcin.
— Les Rolling Stones. Tu as quel âge, dis-moi ?
— Treize ans, m’sieur.
— Et à treize ans, tu aimes les Rolling Stones ? Tu aimes le rock’n’roll, toi ?
Je ne réponds rien. Selon moi, ces questions n’ont aucune espèce d’importance pour la suite de l’interrogatoire. Il ne s’agit que de railleries. Il saisit un carnet et un stylo et me demande mon nom, mon prénom et mon adresse. Il note, puis s’empare de l’annuaire téléphonique du département de la Gironde. Là, je prends peur. S’il appelle chez moi, c’est la catastrophe.
— Labarte, c’est en un seul mot ?
— Nan. « La », plus loin « Barthe ». Et c’est « t », « h », « e », à la fin.
Tandis qu’il épluche son bottin, je me mords la lèvre. Pourvu que papa nous aie collés en liste rouge. Pourvu !
— Ah ! triomphe le vigile. Nous y voilà : La Barthe Jacques, 22 rue Elvina Sivan, 33800 Bordeaux.
Je suis mort.
— Ne… Ne téléphonez pas, il n’y a personne à cette heure. Ça… ça va sonner dans le vide de toute façon.
Je bluffe, ma mère est à la maison.
— Ce n’est pas pour téléphoner. En tout cas, pas aujourd’hui. C’est juste pour vérifier que tu ne me racontes pas des craques.
Je renais de mes cendres.
— Alors je vais t’expliquer comment les choses vont se dérouler à partir de maintenant, mon garçon. Je te donne une journée, une petite journée et pas davantage, pour venir me régler le prix de cette musicassette. Si demain après-midi à… (il consulte sa montre) à quinze heures et trente minutes, tu n’es pas venu me trouver avec… (il cherche l’étiquette sur le packaging des Stones) avec la somme de trente-trois francs et cinquante centimes, à ce moment-là je téléphonerai chez toi. En revanche, si tu te pointes dans les délais avec l’argent, nous serons quittes, et les Rolling Stones seront tout à toi. Tu m’as bien compris ?
Je pédale comme un damné jusqu’à la maison. Il n’y a pas une minute à perdre, je n’ai guère qu’une toute petite journée pour dénicher quelque part la somme exorbitante de trente-trois francs cinquante. L’équivalent de presque un mois d’argent de poche. Impossible de réclamer une telle avance à maman sans devoir lui révéler la destination de l’argent. Je ne vois qu’une seule issue : faire appel à Patrick, qui a, comment dire, un certain pouvoir d’achat en tant qu’apprenti. Ça me fait bien un peu mal aux seins de m’en remettre à mon frangin mais c’est l’unique issue. Sur mon vélo, je prie pour qu’il ne soit pas en vadrouille quelque part dans Bordeaux, et pour qu’il ait au moins vingt francs de disponible, je pourrais aligner le reste.
Dieu merci, je le trouve dans notre chambre et, à bout de souffle, je lui relate ma mésaventure. Il s’écroule de rire sur son lit, se moque de moi un bon moment, avant de consentir à m’avancer la somme que Mammouth me réclame.
Je ne serai jamais un gros fan des Stones, et cet album ne sera d’ailleurs jamais considéré comme leur meilleur, mais pour l’heure, eu égard aux circonstances rocambolesques dans lesquelles je me la suis procurée, cette petite cassette de couleur orange trône sur mon étagère et je me la passe sans arrêt sur ma petite mini-k7 tellement moderne qu’on vient de m’offrir à Noël. Bon, je connaissais déjà « Angie » et « Star Star », matraqués tout l’hiver à la radio et à la télévision (davantage « Angie » que « Star Star » tout de même), mais moi j’apprécie un titre en particulier, le deuxième de la face B, un blues intitulé « Hide Your Love ». À un moment de la chanson, on entend mon Keith Richards lancer : « Alright? » et mon Mick Jagger lui répondre : « Alright! ». J’adore ce passage, je guette ces trois petites secondes à chaque écoute. Tout comme le passage de « Speed King » de Deep Purple, quand Ian Gillan éclate de rire dans les derniers refrains de la chanson : « See me… Ah ah ah ah! »
Cet été-là, nous passons le mois d’août en village de vacances. Mes parents ont opté pour quelque chose d’un petit peu encadré, compte tenu de nos âges turbulents. Le domaine de Monadière, en pleine campagne auvergnate, vers La Chaise-Dieu, se compose de bungalows regroupés autour d’une piscine, deux courts de tennis et d’autres structures communes comme l’administration et la restauration. Il y a aussi un club ados, une crèche, des animateurs, tout ça.
Papa et maman nous lâchent un peu et nous vivons notre vie au contact de jeunes comme nous, et des animateurs. Je m’amourache d’une petite Néerlandaise, Anne van Dalen, résidente d’Eindhoven. Nous aimons bien tester notre anglais respectif – ni elle ni moi ne pratiquons la langue de l’autre – en bavardant un peu tous les deux, et nous jouons tous les matins au ping-pong. Elle me fait un peu penser à l’actrice Jane Birkin. Sauf qu’elle a douze ans, quoi.
Patrick commente : « Elle est d’Eindhoven ? Bonne équipe de foot, Eindhoven. » Je m’en tape du foot, je suis amoureux éperdu d’Anne van Dalen. C’est la toute première fois que j’éprouve un désir sexuel pour une fille. Je suis en pleine puberté et j’ignore tout de cette notion. Pour moi, c’est de l’amour. Au fil des jours, je me figurerai que notre incommunicabilité repose avant tout sur le blocage des langues étrangères, là où il est plutôt question de confusion due à cette puberté, cette inédite attirance sexuelle, toutes ces érections et toutes ces masturbations nocturnes qu’elle occasionne.
Le jour du départ de la famille van Dalen, j’obtiens d’Anne qu’elle me confie son adresse exacte, là-bas, aux Pays-Bas. C’est ainsi que j’entame une correspondance en anglais avec elle, dès le surlendemain de son retour à Eindhoven. Je me sens tellement meilleur à l’écrit qu’à l’oral, qui plus est dans une langue étrangère. J’inclus à mes lettres les quelques mots de néerlandais qu’elle m’a enseignés, comme ik hou van jou, l’indispensable « je t’aime », ou encore godverdomme, littéralement : « Dieu, damne-moi », qui est le juron hollandais correspondant à notre « nom de Dieu » et que j’ai si souvent entendu dans la bouche de ma petite dulcinée.
Ce qui m’intrigue, c’est d’avoir un jour surpris Marina, la sœur aînée d’Anne, en train de se rouler une cigarette à l’écart du village de vacances. Qu’est-ce que c’est que ce tabac hollandais, là ? Le quoi, déjà ? Oui, le Samson. N’y aurait-il pas de la drogue, là-dedans, des fois ? Dans mon imaginaire, les Pays-Bas sont associés à la drogue. Amsterdam, les coffee shops. C’est pourquoi dans une lettre, je demande à Anne de me faire parvenir avec sa réponse un petit échantillon de Samson avec quelques feuilles à rouler qu’elle réclamerait à sa sœur Marina, parce qu’en France, il ne me semble pas qu’on puisse se procurer pareille chose.
La semaine suivante, je réceptionne sa lettre accompagnée d’un tout petit sachet de tabac, selon moi l’équivalent de deux ou trois cigarettes, et une poignée de feuilles à rouler.
Je ne m’enferme pas dans ma chambre parce qu’aucune porte de nos chambres ne ferme à clé, mais je me fais le plus discret possible en emportant mon trésor avec moi. Je m’assois sur mon lit, renifle un peu le Samson, attends de ressentir je ne sais pas, un effet narcotique, quelque chose. Je trouve juste que l’odeur est agréable. Bon. Est-ce que je vais savoir rouler une cigarette, moi ?
Avant tout, je me passe le disque de David Bowie, Pin Ups, et lis la lettre d’Anne. C’est vite fait, elle ne m’écrit jamais de bien longues lettres, contrairement à moi.
J’en reviens très vite au Samson et aux feuilles à rouler. J’essaie tant bien que mal de constituer ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à une cigarette, mais ça ne tient pas la route. J’ai quelques autres feuilles à ma disposition. Je m’applique, m’améliore, et finis par obtenir une sorte de grosse clope de pécore qui me paraît possiblement fumable.
C’est à cet instant précis, au moment où j’allais porter ma cigarette aux lèvres, me lever et m’approcher de la fenêtre ouverte avec mes allumettes, que la porte de la chambre s’ouvre sur papa. J’ai juste le temps de dissimuler tout mon attirail sous l’oreiller.
— Dis donc, tu ne voudrais pas un peu baisser ta musique de zinzin, là ? Il y en a qui travaillent, dans cette maison !
— Euh… Oui, tout de suite.
Il n’a rien remarqué et claque la porte aussi sec. Je soupire, soulagé mais encore assez secoué. Il faut garder à l’esprit que j’ai la quasi-certitude de détenir de la drogue, de la drogue tout droit issue des Pays-Bas.
Je baisse le son.
Je note tout de même quelque part que selon mon frangin, David Bowie c’est une tapette, et selon mon père, c’est un zinzin.
Emily tries but misunderstands
she’s often inclined to borrow somebody’s dreams
’till tomorrow
There is no other day
Let’s try it another way
You’ll lose your mind and play
Free games for May
See Emily play
De Bowie, tout le long de mon existence, je me passerai bien davantage The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars, ou encore Scary Monsters (and Super Creeps), par exemple, que l’album Pin Ups, mais chaque écoute de ce dernier sera invariablement associée au souvenir du Samson qu’Anne van Dalen m’expédie par la poste cette année et ma tentative de rouler ma première cigarette dans ma chambre. Quatre décennies plus tard, tels la madeleine de Proust ou le fameux parfum de la dame en noir de Gaston Leroux, je pourrai encore avoir le souvenir olfactif du tabac à rouler hollandais chaque fois que passera chanson « See Emily Play » (Reprise du single de Pink Floyd sorti en 1967, écrit et composé par Syd Barrett), les guitares qui vont bien de Mick Ronson et le piano fantastique de Mike Garson.
Quarante-deux longues années plus tard, en pleine rédaction de ce qui précède, coïncidence ô combien bouleversante, j’apprendrai par la radio, installé à mon ordinateur, la mort si soudaine de David Bowie, à l’âge de soixante-neuf ans, deux jours seulement après la sortie de son ultime album, Blackstar.