Ma route, 18 nouvelles dans un intermonde rock’n’roll

Qu’est-ce qui peut bien réunir deux amoureux, un enquêteur inexpérimenté, un homme sans lobe temporal, un avatar meurtrier, une exécution électrique, un extraterrestre à trois jambes, la mort en personne, un braquage de banque, des stars du rock décédées, une lettre posthume secrète, un dictateur fou, un dieu schizophrène, deux babas-cools autonomistes et des animaux mélomanes ? Le rock’n’roll bien sûr !
Ce recueil de 18 nouvelles autour de Johnny Cash, The Fleshtones, Dogs, Bruce Springsteen, Hank Williams, Dynamite Shakers, Tony Truant, Little Bob et d’autres encore, n’est pas seulement le livre d’un simple amoureux du rock, c’est aussi un ouvrage qui témoigne de l’imagination galopante de l’auteur déclinée dans un style inimitable. Patrice Léouffre se montre à travers ces histoires tantôt hilarant, tantôt poignant.

Ma route, 18 nouvelles dans un intermonde rock’n’roll – Patrice Léouffre

Les Editions Relatives – 2024 – ISBN : 978-2-9572024-7-8 224 pages – 19 € + 4 € participation livraison PAYEZ AVEC PAYPAL CI-DESSOUS ou rendez-vous en page contact pour payer par chèque

23,00 €

Fiche auteur

« Ma Route » dans la presse

Premières pages (la nouvelle intitulée « Ma route ») :

            C’est en ouvrant le boîtier qui renfermait la cassette audio que tout a commencé. Un recueil de vieilles chansons rock oubliées. Un recueil de pépites en vrai. Toutes plus fabuleuses les unes que les autres. Un véritable trésor que mon père avait probablement acheté chez un disquaire où il adorait passer son temps. Toute une époque simplement posée sur une malle. Une époque qui aurait probablement été perdue sans cette journée. Je connaissais chacune de ces chansons que mon père m’avait fait découvrir adolescent, mais ne les avais plus écoutées depuis plus de quinze ans et de les avoir sous mes yeux me procura une joie immense. Une joie que j’eus cependant du mal à partager autour de moi…

            Il y avait encore à l’intérieur de cette cassette le petit livret plié en accordéon avec les titres et les paroles de chaque chanson. En tournant le premier feuillet, mec, je tombais sur une chanson de Springsteen, « Reason to Believe », extraite de son album Nebraska je crois. Une chanson où il décrit un homme penché sur un chien crevé dans un fossé près d’une autoroute. Le type regarde le chien d’un air étonné et le touche du bout d’un bâton comme si ce dernier allait se relever. Comme quoi, conclut Springsteen, à la fin d’une dure journée, on arrive toujours à trouver une raison de croire.

            Et bien cette raison, je vais te la raconter, car lorsque j’ai trouvé cette cassette, mon pote, on peut dire que pas mal de choses ont changé. Façon imprévue. Manière iconoclaste. Du genre spontané de chez spontané.

            C’était il y a quelques heures seulement, mais une sensation d’éternité à vrai dire. Bon en fait, on s’en fout. Car à présent je suis au volant d’une six cylindres. Deux-cents CI. Essence. Boîte automatique. Intérieur cuir rouge et blanc. Climatisation et direction assistée. Carrosserie Wimbledon white. 19 avril 1965. Origine Dearborn, destination comté d’Oklahoma City. Coupé Hardtop. Une Mustang. Oui mon pote.

            Mon lecteur passe John Hiatt et son sublime « Open Road ». C’est la deuxième chanson de la cassette. Pour sûr, j’ai rudement bien fait de la prendre illico. La route est ouverte pour les désespérés. Ils viennent voir si l’espoir y fonctionne toujours, chante Hiatt. Avec lui en sourdine, je sais que la route est ouverte. Ma route…

            Pourtant, je me souviens que lorsque j’étais enfant, on ne peut pas dire que les voitures me faisaient rêver. Encore moins les voyages. Seulement voilà, aujourd’hui je ne suis plus un enfant. 33 ans, l’âge du Christ juste avant qu’il ne calanche. Et comme lui, une vie de merde. Sans les clous certes, mais bon quand même. Pas de Route 66, pas de Dearborn à l’horizon et toujours pas vu Oklahoma City. Son équipe de basket, une fois à la télé, mais pas son comté.

            À l’instant où je te parle, je suis sur le périphérique parisien. En France. Moins glamour, je sais. Je me dis que c’est joli quand même. Surtout moins cher que les States. Et puis merde, je suis en Mustang ! Alors je ferme les yeux : je vois des grandes tours, je vois des lumières de raffineries, des grandes routes, des grosses montagnes, des canyons et des maxi burgers.

            Ce que je fais au volant de cette merveille ? Je m’exile. Je m’évade. Je fuis. On a tous quelque chose à fuir sur cette terre. C’est bien pour cela que l’on respire encore et toujours car le simple fait de respirer, disait le paternel, valide cette fuite et ajourne l’insipide qui nous entoure. Un philosophe, le paternel. L’usine et les trois huit comme seule formation scolaire, comme quoi…

            Moi, je veux respirer plus fort, je veux respirer plus vite. Je veux respirer ailleurs. Je me casse : chaussures Mustang. Ray-Ban coupe Blues Brothers. Chemise vintage 1967. Blouson Teddy Smith 65. La classe. La grande classe. I’m a soul man !

            Un léger bémol, un infime détail, une toute minuscule anomalie dans le scénario. Je dirais comme une microscopique omission de rien du tout : je suis en slip. Je suis parti tellement vite que j’ai oublié de mettre un pantalon. Tout moi ça. J’ai pris ma compil, mes chaussures, ma chemise, mon blouson et mes lunettes, mais j’ai oublié de mettre un pantalon. La boulette. Mince. Comme qui dirait mon pote, la journée va pas être évidente à dérouler. Va falloir se concentrer dur si je dois tout expliquer, car pour sûr, mec, il y en a des trucs à expliquer : le chien, la fille, la banque, le curé, la majorette, le flic… de toute façon, à présent j’ai tout mon temps et je me dis qu’une histoire qui débute au volant d’une six cylindres, une Secretary Six comme on disait de manière moqueuse à l’époque d’Elvis, ne peut pas être une mauvaise histoire. Enfin, en principe.

            Alors voilà, je te dis juste que lorsque j’ai ramassé ce chien errant et tout maigre en revenant du boulot et que je l’ai ramené à la maison, je n’aurais à priori pas dû. Elle m’a dit qu’un chien ça faisait des crottes et que ça laissait des poils partout. Elle m’a dit que ça allait nous coûter cher et qu’il sentait pas bon. Elle m’a dit qu’elle n’en voulait pas et que ce chien devait dégager. La fille avait pas à me dire tout cela. En tout cas pas comme ça. Pas avec autant de violence, tu comprends ? Pas à deux jours de notre mariage. Je suis donc monté au grenier calmement pour aller chercher ma vingt-deux Rossi modèle Rio Bravo et je suis tombé sur cette cassette. En bas, la fille gueulait tellement fort que j’ai refermé la porte derrière moi. Comprends, mec, le remettre en liberté ce chien, c’était comme signer son arrêt de mort. Une espérance de vie d’une heure tout au plus sur une route fréquentée par les allers-retours de la sauvagerie laborieuse urbaine. Les mecs qui bossent ne freinent pas. Faut le savoir quand on habite au bord du périph. Valait mieux un coup de fusil. C’est plus rapide. C’est moins hypocrite surtout et plus propre. La fille a dit que j’étais un grand malade. Qu’on ne butait pas les animaux comme ça. Mon pote, faut m’expliquer ce que cette fille avait dans la tête à ce moment-là. On ne crie pas sur les gens de cette façon. On ne crie pas sur son futur mari de cette manière. On ne crie pas du tout d’ailleurs. Tu entends ce que je te dis ? On ne crie pas. Le Seigneur ne nous a pas mis sur cette Terre pour que l’on passe la moitié de son temps à se crier dessus et l’autre moitié à vouloir l’inverse de ce que l’on dit.

            Bon sang, tu vas fermer ta bouche ? Je n’aime pas ce qui est en train de se passer. Je déteste cette ambiance. Là-dessus, ma foi c’est bien vrai, il y a eu ses menaces, l’argent, la maison, ses parents, même mon travail y est passé. On ne devrait jamais se faire embaucher par son futur beau-père. Il n’y a pas d’issue de secours. Alors j’ai pensé très fort à ce que j’avais envie de faire et il m’a fallu une grosse concentration pour ne pas le faire. Je lui ai juste répondu « open road ». J’ai bien entendu deux ou trois « cinglé » de plus et je suis allé démarrer mon six-cylindres. Le majeur bien tendu.

            Dès lors, tranquille mec, j’ai pris la direction de la banque la plus proche. Si je veux partir loin, j’ai quand même intérêt à prendre un minimum de blé. T’inquiète la bourgeoise, et considère que prendre deux mille euros sur un compte qui en comporte soixante mille est un simple retour sur investissement. Un peu de décence, ça remet les choses dans leur contexte. Deux mille alors que je peux réclamer trente mille sous 48 heures. Pas d’opposition. Bonne pioche. Excellent choix.

            C’est au moment où l’automate me donnait mon justificatif que le curé est arrivé. On s’est regardés. Moi en slip. Lui en soutane. Moi avec mes deux mille boules. Lui avec sa majorette. Pour sûr mon pote, elle était jolie, mais j’veux pas dire, elle avait pas ses 18 ans. Donc, j’ai vu dans son regard, au curé, deux choses : la première c’est qu’il savait que je me cassais et qu’il n’aurait pas à me marier deux jours plus tard. La seconde c’est qu’il savait aussi que je savais qu’il se cassait et qu’il n’allait pas me marier deux jours plus tard. D’un hochement de tête, il m’a fait comprendre qu’il était des plus gênés. Et moi, d’un hochement de tête, je lui ai fait comprendre qu’il ne fallait pas et que lui, il avait une soutane, un truc pour lui couvrir le bas du corps. Moi pas. Un regard en dit toujours plus long pour qui sait observer finement. Le curé venait d’observer.

            Le chien. La fille. La banque. Le curé. La majorette. Et voilà le flic qui se la ramène. Il est là, droit dans ses bottes et tendu comme un string. Désolé pour l’expression, mec, mais comme ça tout le monde pige. Il flaire, la main droite déjà posée sur sa hanche. Il le sent pas. Il appelle. C’est dans ce genre de moment que l’on se demande ce qu’on a bien pu faire de mal dans une précédente vie qui puisse à ce point-là influer de façon aussi néfaste sur le cours que prennent les événements à votre encontre. À sa tête j’ai tout de suite vu que ça sentait la fin de carrière. En grande pompe et avec beauté. Ajoutes-y un peu de poésie et un joli feu d’artifice garanti par la maison mère plus prime de départ et t’auras tout compris. Car entre un mec en slip, deux mille euros dans la main droite, les clés de sa Mustang dans la main gauche et un curé en soutane, zéro euro dans la main droite, une majorette de 17 ans dans la main gauche, on peut dire que le flic n’a pas eu beaucoup à s’interroger. Il m’a regardé comme on regarde une sardine et a regardé le curé comme on regarde un silure. Avec empathie. Beaucoup d’empathie. J’ai marché vers la voiture, genre l’air de rien, tandis que le curé commençait à poser ses deux mains contre le distributeur. Les deux pieds du flic venaient de se caler sur ses talons.

            J’ai ouvert la portière de la voiture et me suis assis. C’est en regardant dans le rétroviseur que j’ai vu le curé se retourner subitement pour donner un coup de genou dans les couilles du flic et partir dans la direction opposée, et c’est en tournant la clef dans le contact que j’ai entendu les deux détonations. Un petit cri de fin de vie pour le curé et des hurlements convaincus pour la majorette. La soutane, ça couvre peut-être le bas du corps, mais ça ne permet pas de courir rapidement.

            Bon Dieu, mec, je ne sais toujours pas ce qu’avait cette putain de fille dans la tête. Je ne sais toujours pas ce qu’avait ce putain de flic dans la tête et merde, je ne sais toujours pas ce qu’avait ce putain de curé dans la tête. En revanche oui, à cette minute précise, je sais que ma route s’est ouverte. En slip. « Les clefs du bonheur c’est l’étonnement », disait Jean d’Ormesson. Comme dirait l’autre, tout de suite maintenant, je dois nager dedans…

            Plus tard, en quittant le périphérique pour prendre l’autoroute direction le sud, je me suis remis la cassette. Willy Deville. Troisième chanson de la K7. Deville, the devil. Le diable est avec moi. C’est bon. Fenêtres ouvertes. Bras sur le rebord de la portière. Je chante. Je crie les paroles et couvre instantanément le bruit du moteur.  « When I Get Home », moi aussi je veux que quelqu’un continue de me réchauffer en me serrant dans ses bras quand j’arrive à la maison. Cela fait si longtemps que je ne suis pas rentré. Mais peut-être que c’est simplement ça la vie. Prendre une autre direction que celle de la maison ? Alors direction « je sais pas où » ! Direction le calme et la tranquillité. Direction l’oubli. Direction nouvelle vie. Direction le soleil et l’étonnement. J’arrive mon Jeannot.

            Mais en attendant, on ne s’emballe pas, il faut que je pense à m’arrêter faire le plein d’essence. Et ça, en slip, ça va pas être simple. Là-dessus je me dis qu’il faut aussi que je pense à m’acheter à bouffer. Et ça, je me dis, en slip, ça va pas être simple non plus. Faut enfin que je pense à m’acheter un pantalon. Mais entrer dans un magasin en slip pour demander un pantalon, ça sent le parfum de l’exhibitionnisme et de la garde à vue. Des fois, on préfèrerait être en soutane. Avec les deux balles dans le dos en moins. Pour sûr. Il ne me reste donc plus qu’à attendre un miracle et si le vieux là-haut se penche sur mes références, je crois que je peux l’attendre longtemps…

            Alors voilà deux heures que je roule, mon pote. Aire de repos de Venoy-Chablis, je décide de m’arrêter. Cœur de l’Yonne. Avec toutes les histoires sordides que trimbale cette région, je ne sais pas si faire une halte en slip dans l’auxerrois plaide en ma faveur… mais plus le choix. Réfléchir vite et agir vite. Je dois mettre de l’essence, pour la bouffe on verra plus tard. Pompe numéro 12. La plus éloignée. Carte bleue 24/24. J’ouvre les deux portières ce qui a l’avantage de me cacher honorablement. Je fais le plein. Évidemment une voiture arrive. Évidemment elle se gare au verso de ma pompe.

            Intermède : explique-moi mon pote, dix-huit pompes sur la station, douze en 24/24, une seule occupée, la mienne, et le mec vient s’y coller. Ah non, c’est une femme. Ben voilà, elle descend du véhicule. Une sœur. Cette probabilité-là, je ne me souviens pas l’avoir étudiée à l’école.

            Seigneur tout puissant, si tu désires m’envoyer un message, dis-le-moi plus clairement, parce que là franchement, je pige plus du tout. Dialogues de station-service, la sœur qui m’adresse la parole :

            — Bonjour mon fils.

            — Bonjour ma sœur.

            — Sacrée chaleur.

            — Sacrée chaleur. Pour sûr.

            — Vous faites le plein ?

            — Ben là comme qui dirait, ma sœur, j’aimerais plutôt faire le vide…

            — Ouvrez mon coffre.

            — Je vous demande pardon ?

            — Mon coffre. Ouvrez-le. Vous me paraissez avoir la tête de quelqu’un qui vient d’euthanasier son chien et qui fuit sa future femme. Et qui n’a pas eu le temps de mettre son pantalon, si je peux me permettre d’appuyer cette observation. Quand je croise un homme en slip, il est rarement debout et en bonne santé. Je vais à l’hôpital amener quelques affaires à frère Roger qui vient de se faire opérer de la prostate. Vous faites à peu près la même taille. Ouvrez le coffre, ouvrez la valise et prenez un pantalon. Je lui expliquerai, il validera.

            Tu peux comprendre, mec, le flou dans la narration vu qu’à cet instant je n’ai rien trouvé à répondre. Les idées comme les mots ne décident pas de leur chemin dans ce genre de situation… et là, elles venaient de prendre un chemin qui ne les conduisait pas vers mon cerveau. Encore moins vers ma bouche. Elle continue :

            — Pensez à enterrer ce pauvre animal au lieu de le laisser sécher sur le siège et pensez à enlever l’écriteau « Just married » de votre pare-choc arrière. Je ne vous juge pas, mon fils, mais ça la fiche mal, quand même.

            Je me suis dit que j’étais tombé sur une grande malade. Hercule Poirot, sors de ce corps. Mais j’étais en slip et en slip, on est particulièrement respectueux des gens qui ont un pantalon qui est dans une valise qui est dans un coffre. Surtout lorsqu’ils ont une croix autour du cou.

            — Et pensez à laisser l’un des petits billets que vous avez posés épars sur votre siège passager. Nos œuvres ne sont pas bien riches vous savez.

            C’est ce qu’elle a ajouté.

            — Ma sœur… je vous…

            C’est ce que j’ai marmonné.

            — Et pensez à faire une belle prière ce soir avant de vous endormir. Le Seigneur est à nos côtés. Offrons-lui notre visage et notre cœur, notre passion et notre contentement. Il veille sur chacun de nous, quoi qu’il ait pu faire et où qu’il puisse aller.

            Et puis voilà. J’ai donc ouvert son coffre et pris le pantalon. J’ai ouvert sa portière et j’ai déposé un billet de cinquante balles. Elle a terminé son plein puis elle est remontée dans sa voiture. Elle m’a adressé un sourire et sans dire un mot, elle l’a démarrée pour sortir de la station-service. Venoy-Chablis venait de connaître son premier miracle. Lourdes dans l’Yonne. Je suis resté debout quelques secondes la mâchoire basse, la regardant s’éloigner. Le filet de bave qui coule le long des commissures de lèvres et le pantalon sur les bras. Je me suis retourné pour regarder sur le siège arrière. Putain de merde, j’avais emmené le chien avec moi. Et putain de putain de putain de re-merde, j’avais laissé l’écriteau « Just married » sur la bagnole. Tu m’étonnes que je sois parti en slip. Seigneur, là, respect. Deux fois que le tout-puissant me sauve. On se demande d’ailleurs pourquoi.

            En tout cas, le réservoir est plein, mon estomac ne va pas tarder à suivre le même chemin et j’ai un pantalon. J’ai laissé le chien sur le bas-côté de l’autoroute afin que Bruce puisse écrire sa chanson, puis j’ai enlevé l’écriteau. J’ai démarré la Mustang et j’ai foncé. Direction Lyon.

            En y réfléchissant, c’était la première fois que je croisais une femme avec un pantalon sur les bras. De face. La dernière fois, c’était plutôt sur les chevilles. De dos. Comme quoi tout arrive mon pote. L’étonnement toujours…

            Je suis reparti avec « Rain Dogs », de Tom Waits. Cette compilation est vraiment top. Je danse dans ma tête. Je suis à présent moi-même un « rain dog », un sans-abri qui ne reviendra plus à la maison. Il a dû la composer en pensant à moi. C’est sûr. Je roule et m’allume une cigarette en pensant aux circonstances imposées de la vie qui m’ont amené à traverser des déserts. Mais aujourd’hui, c’est bien moi qui tiens le volant de cette voiture qui va me conduire là où je l’aurai décidé. À travers les plaines verdoyantes de l’existence. Je sais, je m’emballe un peu, mais bon sang, tout pourrait être si beau et si simple dans la vie !

            Je suis à présent avec Tom Petty : « No Reason to Cry ». Bien sûr, mec, qu’il n’y a aucune raison de pleurer ! D’autant plus si on laisse le charme magique s’appliquer tandis que disparaît la douceur amère. Alors rien n’est grave. Laissons-nous conduire et trouver la chance, car la seule chose qui est vraie et belle, c’est de trouver des lèvres de miel à embrasser

            Puis je passe le tunnel de Fourvière. Je roule depuis trois heures. Faut dire qu’en pantalon, on voit moins le temps passer. Je m’allume une cigarette. Toujours des pépites. Johnny Cash: « Give my Love to Rose ». Rien à ajouter. Je les ai tous emmenés avec moi. Il n’y a que la musique qui puisse nous sauver. Un jour, faudra que je pense à écrire un truc là-dessus…

            Au travers de mon pare-brise, je vois une lumière et je sens tout ce qui bouge autour de moi. Je vais conduire aussi loin que cette lumière se trouve. La musique n’est ni plus ni moins qu’une forme de prière. On aurait pu en débattre avec sœur Machin. C’est vrai que je n’ai même pas pensé à lui demander son prénom. D’un côté, tu seras d’accord avec moi pour dire que c’était pas évident.

            Les minutes s’égrènent. Second arrêt à Saint-Rambert d’Albon cette fois et c’est ici, mon pote, que tout s’accélère. La narration avec. Je refais le plein de la voiture, puis je vais me garer un peu plus loin. Je ferme la Mustang et me dirige vers la boutique. Un peu de repos ne me fera pas de mal. Je me prends un jambon-beurre et une bière. Puis je sors fumer ma clope avec un café. L’air est frais mais je me sens bien. En mangeant j’ai entendu à la radio, ils disaient qu’il allait faire une super semaine. Rien que du beau temps. Cool. J’ai encore Johnny Cash en tête lorsqu’une fille s’approche de moi et me demande du feu. Je lui tends mon Zippo façon Steve McQueen et lui allume sa clope. On a beau n’avoir qu’un six-cylindres en lieu et place d’une GT 390, le style Bullitt, on l’a ou on l’a pas… king of the cool !

            Alors la fille discute un peu. Elle va dans le Sud et me demande de la prendre en stop. Je la dévisage longuement. Elle me dit qu’elle n’est jamais montée dans une Mustang. Elle m’a vu en sortir. Lorsque je clôture mon état des lieux, façon huissier de justice pour une succession de famille, je lui demande si elle croit en Dieu sans entendre sa réponse. Je dois la perdre quelques secondes quand je lui parle de Johnny Cash et des roses célestes, mais ça n’a pas l’air de l’étonner outre mesure. Elle a peut-être lu D’Ormesson elle aussi… Faut dire, mec, qu’elle n’a pas l’air d’une de ces grosses cochonnes qui peuplent les aires de repos. Pas de gros rouge à lèvres. Pas de short à frange. Pas de moule-nichons non plus. Un bon point. C’est qu’on devient méfiant à force. Je veux des gentils autour de moi, pas des hystériques. Et puis j’ai eu ma dose d’emmerdements maximums ces dernières heures. Mais je crois bien qu’elle a dit des trucs que j’ai pas bien maîtrisés. Des trucs simples. Des trucs qui ont fait que j’ai dit oui. Ma Mustang va être jalouse, je prends le risque. Me voilà deux pour la suite du voyage. L’étonnement encore…

            C’est dans un silence de cathédrale que nous roulons trois nouvelles heures. Aucun de nous deux n’a osé parler. Encore un arrêt et je refais un plein à Nîmes-Lédenon. Le six-cylindres est du genre gourmand. J’entends les gros cubes rugir de plaisir dans la pinède. Le circuit de Lédenon ne doit pas être loin. Un jour je me promets d’aller y faire un tour, je serai peut-être pilote dans un autre temps… de ceux qui risquent leur vie pour une sensation et non pour une seconde de gagnée. Ou bien je serai guitariste de blues, de ceux qui caressent leurs cordes plus qu’ils ne les cognent. Peut-être écrivain, encore, de ceux qui jettent les mots comme ils viennent sur une feuille, plus qu’ils ne les choisissent. La misère est peut-être dans toute chose… le pistolet de la pompe m’enlève à mes rêveries de môme. Et la fille qui ne dit rien ou plutôt si, qui dit tout, qui a déjà tout dit dans son premier regard.

            Encore une cinquantaine de bornes et nous sortons à Gallargues-le-Montueux. Maintenant c’est tout droit vers la mer. Bordel, mec ! je suis avec une fille dans une Mustang depuis plus de trois heures et je n’ai même pas été foutu de lui adresser une seule parole. Qu’est ce qui se passe ?! La musique tourne en boucle et c’est à présent « I Heard It Through the Grapevine » de Creedence Clearwater Revival qui nous accompagne. Premier morceau psychédélique de ma compil. La fille aime. Je le vois. Je crois qu’avec cette musique nous n’avons cessé de nous parler depuis toutes ces heures en fait. Je le sens.

            Les premières dunes de Carnon se dessinent maintenant à l’horizon. Encore quelques centaines de mètres et terminus, tout le monde descend. La Mustang est sagement garée. Nous sommes au Grand-Travers. Face à la mer. Je perçois sur ma gauche les grandes tours de La Grande-Motte. Devant, au loin, je vois les lumières du Grau-du-Roi. Derrière moi, comme le sable d’un canyon avec l’étang de Mauguio, juste là. Sur la plus haute dune je devine au loin le pic Saint-Loup et à ma droite Sète. Il ne manque plus que le Maxi Burger. Je viens de m’asseoir sur le sable. La fille est à côté de moi. Elle s’est mise à genoux. Elle feuillette le fascicule de la cassette. Le sait-elle, ma vie est dans chacune de ces chansons.

            Sa main vient de se poser sur ma cuisse. Elle regarde à présent la mer. Je ne lui ai même pas encore demandé son prénom tandis qu’elle m’interroge : « Et toi, tu connais les Dogs ? »

            Comme quoi, mon pote, Bruce avait raison finalement : à la fin d’une dure journée, il y a toujours une raison de croire.