
Pépé le Moko n’a jamais été republié depuis plus de soixante ans. Force est de constater qu’aujourd’hui, le roman dont Julien Duvivier avait tiré son film culte est presque totalement éclipsé par le souvenir qu’on garde du rôle de Jean Gabin. Sans cette nouvelle publication, le roman serait éternellement demeuré dans l’ombre du film — finalement assez peu fidèle au texte mais peu en sont conscients de nos jours tant le livre était introuvable —, et c’est avec le sentiment de contribuer à rendre à Henri La Barthe ce qui appartient au détective Ashelbé que nous vous présentons aujourd’hui, enfin, une édition en tout point conforme à celle de 1931, dans laquelle l’auteur, fondateur il y a cent ans du magazine Détective, décrivait la pègre, restituait son argot et en brossait des portraits crachés en Pagnol des truands, en observateur aguerri du « milieu » à l’époque de l’entre-deux-guerres : « Dès que l’humain redescend à la sauvagerie, il retrouve dans sa déchéance l’un des privilèges du fauve et c’est le sommeil. Ce refuge lui est grand ouvert, tandis que l’honnête homme harcelé de soucis connaît rarement la consolation de dormir. »

Pépé le Moko – Détective Ashelbé
Les Editions Relatives – 2021 – ISBN : 978-2-9572024-2-3 192 pages – 17 € + 4 € participation livraison PAYEZ AVEC PAYPAL CI-DESSOUS ou rendez-vous en page contact pour payer par chèque
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PREMIERES PAGES :
L’homme dormait pesamment, vautré sur le lit misérable, quand le bruit de la clé tournant dans la serrure l’arracha tout d’un coup à son lourd sommeil. D’un bond il se mit debout, se planta face à la porte, prêt à défendre sa peau, prêt à tout.
Il avait l’air hagard de la bête traquée au fond de son gîte. Jambes écartées, une main enfouie dans la poche du veston, crispée sur le revolver, il semblait bien résolu à faire payer cher sa capture.
C’était un jeune athlète, une canaille vigoureuse, aux épaules carrées, au menton en avant. Sa face zébrée d’une cicatrice avait une expression de méchanceté bestiale.
À Belleville on l’appelait Carlo. C’était un « dur ». Quelques jours auparavant il régnait par la terreur sur un peuple obscur de voyous et de filles. Mais, donné par un complice, serré de près par les policiers à la suite d’un grand coup, il avait dû fuir. Grâce à des amis bien placés, il avait réussi à échapper au filet dont les mailles se rétrécissaient autour de lui, puis il était parvenu à gagner Marseille. Il s’était tapi là, rue de la Rose, dans ce petit bar qu’on lui avait indiqué comme le meilleur refuge.
Et voilà que l’ennemi était derrière la porte ! Trahi alors ? Ou bien un inspecteur avait-il été assez malin pour le repérer ?
N’importe, la bête ne se rendrait pas sans mordre. Malheur ! Il aurait du moins la satisfaction d’en descendre avant d’être à merci.
Le doigt sur la gâchette, décidé à tirer, Carlo demanda d’une voix sourde :
— Qui c’est qu’est là ?
Lentement la porte s’ouvrit. Carlo plia le bras engagé dans la poche, serra son arme, le canon braqué vers l’inconnu, à travers l’étoffe.
Il répéta, plus brutal :
— Qui c’est qu’est là ?
Une grosse masse s’encadra dans le chambranle, cependant que la réponse arrivait, tranquille.
— Ben quoi, t’es pas fondu ? Qui qu’tu veux qu’ce soit ? C’est Ninette !
Carlo poussa un profond soupir et recula jusqu’au fond de la chambre. Devant lui se dressait une femme d’une cinquantaine d’années, une femme énorme, sorte de boule massive aux gros bras courts, à la face hilare, suante et bouffie. Elle était vêtue d’une blouse sale. Elle tenait d’une main un bol de bouillon fumant, de l’autre un chanteau de pain.
Assis sur le grabat, Carlo murmura :
— Ah ! J’aime pas ces vannes. Parole d’homme, j’ai eu les foies !
La grosse femme qui répondait au nom pimpant de Ninette haussa les épaules. Elle posa sur une chaise le bol et le pain et, les mains aux hanches, toisa le bandit.
— Qué misère ! fit-elle. Ça veut jouer les terreurs et ça se dégonfle au moindre bruit. J’t’ai pourtant dit que personne ne viendra te dénicher ici, fada, si t’as soin de te tenir pénard.
— C’était moins une que j’vous tire, grommela Carlo. Et puis, c’est pas tout ça, c’est plus une existence. Moi, j’en ai marre de m’planquer ! Y a pas, faut que j’les mette. J’veux d’l’air ! Tout, plutôt que d’continuer à moisir dans c’te taule ! Oui, la bagarre, le ballon, n’importe quoi. Mais pas ça, j’en peux plus, j’me ronge !
— Peuchère ! gémit ironiquement Ninette. Eh bien, comme ingratitude, on fait pas mieux. Comment ! Tu t’amènes ici en pleine nuit, je te cache, je te cajole comme mon propre fils et t’as qu’une idée en tête, me plaquer au risque de te faire prendre au premier tournant !
L’autre ne répondit pas. Toujours assis sur le lit, l’œil fixe, la mâchoire contractée, il s’obstinait dans son parti pris de brute.
— C’est égal, continua-t-elle, j’attendais mieux de toi. Mais j’te r’tiens pas, t’es libre mon gars. Tiens ! J’t’ouvre la porte toute grande, acheva-t-elle, joignant le geste à la parole. La maison de Ninette n’a jamais été une cage : y entre qui peut, en sort qui veut ! Justement, y a personne dans l’escalier. Allez, file !
Voyant que le réfugié ne bougeait pas, elle poursuivit :
— À moins que tu ne préfères attendre à demain matin et t’embarquer bien tranquillement sur le Timgad.
Carlo sursauta.
— De quoi ? fit-il.
— J’te dis que pour l’instant, ce que tu as de mieux à faire, c’est de déguster mon consommé. Demain, y fera jour. En attendant faut t’refaire, t’en as besoin. Après, on causera.
Carlo n’insista pas. Goulûment il avala le contenu du bol, mâcha un morceau de pain, puis, s’essuyant la bouche d’un revers de manche, il articula en guise de remerciement :
— J’aurais mieux aimé un coup de rouquin !
— Jamais content, alors ! Ah ! les hommes ! T’en auras du pinard, si tu te tiens tranquille. Maintenant, faudrait voir à s’entendre ! Écoute-moi bien.
— Gi ! fit Carlo intéressé.
L’énorme Ninette se cala sur une chaise.
— J’ai ton affaire : y a un pauv’ bougre qui est mort la nuit dernière, chez une voisine. J’ai aidé à l’ensevelir et j’ai pris ses papiers. Ils peuvent plus lui servir à rien, pas vrai ?
De la poche de sa blouse elle tira, puis étala sur le lit un livret militaire crasseux, un acte de naissance, un extrait de casier judiciaire.
Carlo saisit ce dernier et contempla la feuille avec un étonnement à la fois respectueux et gouailleur. Un trait de plume oblique, d’un angle à l’autre, montrait que le défunt n’avait subi aucune condamnation. Pour Carlo, une telle pièce, c’était la liberté, le salut.
— Baveau ! prononça-t-il.
Ninette rigola :
— Ah ! Mon gas[1], si seulement t’en aurais un pareil ! Et Pépé donc ! Mon pauv’ fils, ajouta-t-elle tout attendrie, je pourrais l’avoir auprès de moi, j’lui r’passerais mon débit, on serait heureux… Au lieu que…
Mais Carlo n’avait pas la fibre sentimentale. Il interrompit brusquement la grosse mère :
— Ça va, ça va ! On est comme on est, ça sert à rien d’chialer. D’abord il est pas malheureux, Pépé ! Il est pénard à Alger, bien planqué, c’est vous-même qui me l’avez dit. C’est un homme libre… il existe, quoi ! Tandis que l’autre ballot, tenez, à quoi qu’ça lui a servi d’avoir un casier vierge ? Hein ? Ça l’a pas empêché de caboter, crevé d’avoir trop bossé, probable ! Encore un cave !
Ninette ne répondit pas. Sans doute revoyait-elle son fils et comparait-elle la vie qu’il aurait pu avoir auprès d’elle à celle qu’il menait là-bas, de l’autre côté de l’eau.
— J’vous l’dis, j’vous l’dis, répéta Carlo, Pépé, moi je l’respecte. On s’est connu à la Centrale, on a travaillé ensemble à Paname. Il a eu des trucs, mais c’est pas sa faute. Il est nerveux, mais régulier. C’est quelqu’un… Enfin s’agit d’en finir : quand c’est-y que j’mets les bouts ?
— Demain à midi juste, affirma Ninette. J’ai ton billet, t’as les papiers, tu es bon. J’te r’commande seulement de ne pas bouger d’ici jusqu’au moment ou j’te f’rai signe. J’ai encore tout à préparer, sans compter une lettre à écrire que tu porteras à Pépé. C’est pas si souvent que j’peux lui donner des nouvelles, à c’pauv’ petit.
C’était une brave femme que la mère Ninette. Une brave femme et une bonne mère. Veuve de bonne heure, elle avait élevé son gamin grâce au revenu de son petit débit, naguère achalandé par une clientèle modeste et honnête. Mais le jeune Pépé, trop gâté, trop souvent livré à lui-même, avait suivi tout naturellement le chemin que lui traçait une hérédité d’alcoolique. De la paresse à la débauche la pente est rapide. Beau garçon, parlant bien, il avait, tout jeunet, hanté les filles des mauvaises rues de Marseille. Des peccadilles, il avait passé au délit caractérisé. Finalement, compromis dans une histoire de femme, compliquée de trafic de stupéfiants, il avait été contraint d’abandonner la jungle phocéenne pour monter à Paris.
Là, un terrain plus vaste et plus giboyeux s’était offert à sa jeune canaillerie. On l’avait vu à Grenelle, à la Villette ; il s’était signalé à la Bastille, partout, en un mot, où s’exerce le brigandage moderne. On l’avait arrêté, condamné, puis relâché jusqu’au jour où, recherché à nouveau, pourchassé, comme aujourd’hui Carlo, il s’était arrangé, aidé par la mystérieuse franc-maçonnerie de la pègre, pour gagner Alger et se terrer dans la Casbah.
— Il y vit tout comme une espèce de roi ! disait volontiers la mère Ninette.
Celle-ci, demeurée seule, avait continué de vivoter au Bar de la Rose, bien connu des anciens compagnons de Pépé. Il n’était point de semaine où l’un d’eux ne vînt lui demander asile. Jamais elle ne se dérobait, jamais elle ne repoussait ceux qui lui réclamaient secours de la part de son fils. Carlo donc s’était présenté à elle, bien après minuit, recru de fatigue, avec cette physionomie d’animal poursuivi qu’elle connaissait si bien. À lui aussi le nom de Pépé lui avait servi de sésame et, sans même l’interroger, elle l’avait conduit à ce galetas où tant de vauriens s’étaient succédé. Et maintenant, c’était encore à elle de tout mettre en œuvre pour favoriser sa fuite et faciliter son embarquement pour Alger. Car tout bandit pressé de quitter Marseille songe d’abord à Alger, par un vieux reste de mirage, comme si ce nom signifiait la liberté en quelque désert.
Carlo, lui, pouvait se vanter d’avoir de la chance : le hasard le traitait en enfant gâté en le munissant d’un état civil irréprochable le jour même du départ du bateau.
Pourtant il ne partirait pas sans que la mère Ninette eût écrit à Pépé pour l’adjurer de revenir, de ne rien craindre, car elle était bien décidée, elle, sa maman, à s’interposer entre lui et quiconque tenterait de lui nuire.
Appliquée, malhabile, la mère Ninette s’était donc mise à écrire, tandis que là-haut Carlo, avide de liberté, regardait par la lucarne entr’ouverte.
La ruelle grouillait, sale et sonore. Des enfants presque nus s’entassaient au seuil des portes, des femmes débraillées ravaudaient des hardes ou épluchaient des légumes, répandant autour d’elles force détritus. Un hourvari sans nom, fait de cris, d’appels, de piaillements, montait entre les façades lépreuses, avec des relents d’ail et de marée que Carlo humait avec délice.
Cette rue immonde l’attirait, le fascinait. C’était pour lui la vie, l’action, la liberté. Son univers commençait là. Les doigts crispés au mur visqueux, il sentait l’envie furieuse de sauter par la fenêtre, de bondir au milieu de ces gens, d’affronter la police, d’accepter la bataille.
Pourtant il se maîtrisa. Comme pour abattre d’un seul geste toutes les barrières qui le séparaient du monde, il donna un grand coup de poing dans le mur. Il reprit les papiers que lui avait procurés la Ninette, les relut un instant, goguenard, les enfouit dans sa poche. Puis, se jetant sur le lit, il empoigna l’oreiller, poussa un grognement sourd et s’endormit.
La grosse Ninette venait de tracer laborieusement « Ta mère qui t’aime », quand des appels l’obligèrent à sortir de son arrière-boutique pour satisfaire les clients du bar. Le débit chômait aux heures chaudes de la journée, mais la nuit tombante y ramenait vite ses fidèles habitués, nervis pour la plupart, matelots en bordée, louches trafiquants accompagnés de filles fardées à outrance et vêtues le diable sait comme.
Ninette s’en souciait peu, attentive à satisfaire chacun et, d’ailleurs, entourée de la considération générale.
Elle était aimée de ses clients, la mère Ninette. Respectée aussi, entourée d’une déférence qui n’était pas exempte d’une vague admiration. Les pires affranchis, en dépit de leur cynisme, témoignent toujours d’une considération mêlée de crainte à qui demeure honnête au milieu des turpitudes. Au surplus la mère Ninette, vaillante à l’ouvrage, n’était point facile à intimider.
La salle exiguë s’était vite remplie. L’âcre fumée de mauvais tabac, aggravée par les senteurs d’alcool, prenait à la gorge, mais c’était là, pour les habitués du Bar de la Rose, une atmosphère de choix. Dans le brouhaha, Ninette avait peine à contenter les buveurs ; elle prenait les commandes au vol et servait chacun à son tour avec sa bonne humeur habituelle. Néanmoins elle manquait d’entrain, ce soir-là ; elle n’avait pas sa verve accoutumée, son esprit était ailleurs.
Lorsque tout le monde fut servi, elle s’esquiva, retourna à sa lettre inachevée. Elle en était restée à « Ta mère qui t’aime… » Elle réfléchit un instant puis compléta la phrase par ce verbe qui renfermait tout son espoir : « Ta mère qui t’aime et qui t’espère. »
[1] Gas : garçon, argot du peuple (toutes les notes sont de l’éditeur. Certains mots ou expressions de l’époque pourront surprendre le lecteur d’aujour-d’hui par leur graphie, le texte original a été conservé tel quel).
